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Dans un monde où l’intime se mesure, se classe et s’achète presque comme un produit financier, les sentiments n’ont plus vraiment droit de cité. C’est dans ce décor inquiétant – et pourtant étrangement familier – que Brigitte Moreau installe Le Diable se moque bien des histoires d’amour, une dystopie romanesque où l’amour tente encore de se frayer un chemin entre formulaires, notations sociales et unions programmées.
Dans Le Diable se moque bien des histoires d’amour, Brigitte Moreau imagine un État où l’intime se négocie comme un placement financier, où l’amour n’est toléré que s’il ne perturbe pas les chiffres. Dès l’ouverture, le décor est planté : la maison communale, « un endroit des plus impressionnants », où des jeunes femmes en blanc attendent qu’on décide de leur destin « conscients que leur avenir va se jouer au cours des heures à venir ». Parmi elles, Mia, dix-neuf ans, rongée d’angoisse, qui espère encore épouser l’homme qu’elle aime, Clément.
Le système repose sur le Pédigrée, une note globale qui détermine statut, logement, union. Les unions sont organisées comme des ventes publiques ; on surenchérit sur des dots, on s’arrache les meilleurs profils. Un père soupire : « Tu connais le système aussi bien que moi. Une fois ton dossier déposé, je ne pouvais plus me désister ». Résultat : Mia est unie non à Clément, mais à Raphaël, brillant dirigeant rêveur et maladroit, qui s’efforce de tenir son rôle de mari choisi par l’algorithme.
La jeune femme, elle, n’a pas oublié son amour d’enfance. Le roman remonte à ce soir d’été où tout a basculé, quand leurs regards se croisent et que « tous leurs sens étaient tournés vers l’autre ». Mais dans cette société, l’amour est un détail presque suspect. La phrase de Mia claque comme un manifeste : « Notre union n’est qu’une mascarade orchestrée par les autorités… Ils ne peuvent pas forcer les gens à s’aimer simplement parce qu’ils ont des notes similaires sur leur Pédigrée ».
Un quatuor sous haute tension
Moreau tisse alors un quatuor amoureux d’une grande finesse. Mia reste éprise de Clément, qui lui-même supporte mal son épouse officielle, la glaciale et tyrannique Victoire. Raphaël, de son côté, développe pour la gouvernante Ève une fascination tendre, presque honteuse. Un soir, un peu ivre, il lâche : « C’est vous que j’aurais dû épouser », avant d’embrasser la jeune femme.
Le roman s’attache à tous les points de vue. On voit Raphaël se débattre entre sa loyauté, sa culpabilité et son désir de paternité — lui qui rêve simplement « d’entendre des cris, voir des enfants courir d’une pièce à l’autre ». On voit Ève, Supérieure déchue, marquée par un passage en Refuge, tentant de rester droite dans un système qui l’a déjà humiliée. On comprend peu à peu que les véritables condamnées sont les femmes : un faux pas, et ce sont les Refuges pour les enfants, les usines-musées pour les mères. « Les usines-musées sont une sorte de prison de jour où les Supérieurs déchus doivent travailler à la chaîne ».
Quand Ève tombe enceinte de Raphaël, tout se crispe. Non unie, elle risque de perdre son bébé et son statut. Raphaël, terrifié, promet : « Je vais trouver une solution ». Et, comme si le Diable s’acharnait, Mia révèle à son tour sa grossesse… de Clément. Le système a voulu verrouiller les corps, les cœurs ont tout fait exploser.
Une narration polyphonique très incarnée
Ce qui frappe, c’est la façon dont Brigitte Moreau alterne les focalisations. Chaque personnage a sa cohérence, ses contradictions. Clément, brillant Supérieur prisonnier d’un mariage sans amour, remplit un formulaire de désunion le cœur battant, partageant avec le lecteur ses doutes très concrets : liberté, oui, mais à quel prix ? La tension narrative monte lorsque les quatre amants décident de fuir.
D’abord par la forêt, au risque des chiens et de la milice ; puis, grâce au frère de Mia, fonctionnaire exemplaire, mais pas dupe, par de faux Pédigrées d’Inférieurs. La scène à la gare est particulièrement réussie : « Les deux femmes se tiennent par le bras et gloussent d’excitation… Ils ne peuvent plus reculer ». Le roman joue ici pleinement la carte du page-turner, tout en gardant ses enjeux politiques en ligne de mire.
Moreau a l’intelligence de ne pas offrir une seule issue. Raphaël et Ève, après un passage tendu au poste-frontière, finissent par quitter l’État : « La voiture démarre, elle franchit la barrière. Ils ont officiellement quitté l’État… C’est pour eux qu’il fait ce sacrifice et ils en valent la peine ». Mia et Clément, eux, choisissent de rester et d’obtenir leur union « de seconde main », au terme d’une scène d’enchères presque cynique à la maison communale.
Un style redoutablement efficace
La langue est limpide, très lisible, mais jamais plate. Brigitte Moreau mêle phrases longues, immersives, et répliques tranchantes. Elle affectionne les anaphores du type « Si… Si… Si… » pour traduire les rêveries et les conditionnels impossibles de ses héroïnes. Les dialogues sonnent juste, naturels, parfois légèrement ironiques — notamment dans les échanges entre Clément et Victoire ou entre Mia et son frère.
Le roman repose aussi sur des images simples, mais fortes : la maison de Raphaël qui se transforme en « zone sinistrée » entre une mère envahissante et une épouse désespérée ; les Refuges, observés d’abord de loin, puis évoqués de l’intérieur par Ève, qui en connaît les règles implacables. On est dans une dystopie très proche de nous, sans jargon, où chaque détail administratif — un formulaire, un dossier, une note, une dot — devient une petite lame plantée dans la chair des personnages.
Et le Diable, dans tout ça ? Il n’apparaît jamais en figure surnaturelle. Il circule plutôt dans les phrases de Raphaël (« les femmes de cette maison ont le diable au corps ! »), dans les petites lâchetés, dans les compromis qu’impose le système. Jusqu’à ce sourire final, presque malicieux, quand Mia et Ève constatent la bizarrerie de leur configuration : « Toi avec mon ex-époux, moi avec mon ex-amant. Et le pire, c’est qu’on est tous restés amis ». Comme si, finalement, l’amour avait trouvé une façon de déjouer les règles, au nez et à la barbe du Diable.
Par Victor De Sepausy sur Actualitté