Gauthier, après l’île et le désert, pourquoi avoir choisi la montagne ?
Parce qu’elle élève autant qu’elle dépouille. En mer comme dans le désert, tout s’étend ; dans la montagne, tout se dresse. On y éprouve la verticalité de l’être, le lien entre la terre et le ciel. J’avais besoin de silence, mais aussi d’altitude : un lieu où la pensée respire autrement, plus calmement, loin de l’agitation du monde.
Le titre Sur la ligne de crête est fort. Que signifie-t-il pour vous ?
La ligne de crête, c’est ce passage étroit entre deux versants, où l’on avance avec prudence, en sachant qu’une chute est toujours possible. C’est aussi l’image de nos vies : nous marchons tous entre ombre et lumière, entre mémoire et oubli, entre solitude et désir d’autrui, entre le vertige et la beauté.
Votre livre mêle récit d’aventures et introspection. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre ces deux dimensions ?
Au début, il y a l’excitation d’être là, seul face à l’immensité du paysage. Contempler, au petit matin, le Cervin puis le soir venu, voir le soleil se coucher sur les aiguilles de Chamonix constitue déjà un beau programme. Et dès le premier jour, j’ai aperçu des empreintes de loups.
Puis vinrent les tempêtes de l’automne 2023, violentes, sans merci, qui emportèrent deux de mes trois panneaux solaires. J’ai compris alors que tout allait devenir plus difficile. Le froid s’est invité, avec des températures négatives à l’intérieur même du bivouac. En pareil cas, ce sont l’imaginaire, la musique et les absents que l’on convoque qui deviennent vos compagnons du quotidien.
Physiquement, ce fut rude : j’ai eu des engelures aux mains et les doigts de mes pieds étaient nécrosés. Une semaine de plus, et l’on en aurait probablement amputé de quelques-uns.
La musique est omniprésente dans votre récit. Pourquoi ?
Parce que je n’avais personne à qui parler. Dans mes expéditions précédentes, il y avait toujours un chien, le chant du vent dans les palmes et celui des dunes dans le désert. En montagne, le silence est austère sauf si on le sublime. La musique, héritée de ma mère pianiste amatrice, est devenue l’un de mes compagnons. Chopin, Debussy, Bach… ils ont mis des mots là où je ne pouvais pas en trouver et me révéler un secret d’enfance.
Dans le livre, j’ai voulu que sa structure même soit musicale : un Prélude à plusieurs voix, un Adagio solitaire, un Finale.
La montagne, c’est une partition : elle impose ses silences, ses dissonances, ses variations. Chaque aube y est un début de symphonie. Au fil du temps elle est donc passée de l’austérité à la générosité. Apprendre à écouter la nature est essentiel.
Votre mère est une figure centrale, mais on ne la découvre que peu à peu. Pourquoi ce choix ?
Je ne voulais pas imposer d’emblée l’intime. Je préfère que le lecteur comprenne progressivement que derrière ce bivouac se cache une histoire de filiation, de mémoire et de deuil. Ce n’est pas un livre sur ma mère, mais elle en est la lumière invisible.
Adriana et Mario apparaissent tout au long du livre, mais on ne sait jamais vraiment s’ils existent. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Ce sont deux voix que je capte chaque jour sur une radio classique italienne. Je les entends, je leur parle, parfois même je leur écris. Sont-ils réels ou imaginaires ? Peu importe, peut-être les deux. Ce qui compte, c’est la présence qu’ils incarnent : dans le silence du bivouac, ils deviennent le fil ténu entre le monde et moi. Adriana et Mario évoquent ce que la solitude libère : la capacité à convoquer, à inventer, à dialoguer avec l’invisible. Ils sont mes voix intérieures, mais aussi les messagers d’un ailleurs. Sur la ligne de crête, la frontière entre réalité et imagination n’est jamais nette : elle est intense et c’est cette intensité qui rend la solitude habitable.
Les lecteurs découvriront-ils qui sont vraiment Adriana et Mario ?
Non, et c’est volontaire. Ce sont des présences à la fois proches et insaisissables. Les dévoiler serait trahir leur fonction poétique. Ce que je voulais, c’était leur donner la liberté d’exister à leur manière, dans le cœur du lecteur.
Votre livre a un rythme lent, contemplatif, est-ce un choix délibéré ?
Oui, parce que le temps, en montagne, ne s’écoule pas comme ailleurs. Une journée peut sembler durer une éternité comme dans le livre de Dino Buzzati, Le Désert des Tartares. Le silence fait affleurer des souvenirs d’enfance, des réminiscences, des phrases enfouies. Je voulais que l’écriture épouse ce tempo : celui des pas dans la neige, du vent qui change imperceptiblement, des pensées qui reviennent comme des vagues. Un récit rapide aurait trahi cette expérience.
Certains vous reprocheraient peut-être une démarche solitaire, presque égoïste. Que leur répondez-vous ?
Qu’ils ont raison en partie : il y a quelque chose d’égoïste dans le fait de partir seul. Mais la littérature permet de transformer cette solitude en partage. En écrivant, j’ai voulu que cette expérience intime résonne chez d’autres. Chacun connaît des formes de solitude : la maladie, le deuil, l’exil intérieur. Si mon récit peut donner à ces moments un écho, alors ce n’était pas une fuite, mais une manière de tendre la main.
À la fin du livre, votre ami psychologue Pierre-Alain Crépon intervient. Pourquoi ce dialogue ?
Pierre-Alain a été un compagnon invisible tout au long de cette expérience. À mon retour en plaine, son regard apporte une respiration, un recul. Il analyse non pas seulement mon comportement, mais ce que la solitude révèle de l’humain.
Ce dialogue n’est pas un commentaire, c’est un miroir. Il ouvre le récit vers le lecteur, comme si chacun pouvait y entendre son propre écho.
Que souhaitez-vous que vos lecteurs emportent en refermant ce livre ?
Pas une morale ni une leçon. J’aimerais qu’ils se disent : « cette solitude, ce silence, ces souvenirs, je peux aussi les habiter ». Mon livre n’est pas une fin, mais une invitation à s’arrêter, à contempler la nature, à observer autrement le monde.